La Suède – nouveau membre de l’OTAN

Lars Wedin est capitaine de vaisseau (er) de la marine suédoise, membre de l’Académie royale des sciences navales et de l’Académie royale des sciences de guerre. Il est aussi membre associé à titre d’étranger de l’Académie de marine française.

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Le 18 mai 2022, les gouvernements finlandais et suédois ont soumis officiellement leurs demandes pour intégrer l’OTAN, une action qui était encore inenvisageable – au moins en Suède – le 8 mars, date d’un discours négatif de son Premier ministre. Il s’agit désormais, selon le ministre de la défense, M. Jonson, d’« opérer le plus grand changement dans la politique de sécurité et de défense de la Suède dans les temps modernes en intégrant avec succès la Suède dans l’OTAN ».

Nous avions déjà, il y a un an, présenté dans la RDN la politique de neutralité suédoise ainsi que le développement de ses forces armées (« La Suède, prochain membre de l’Otan ? » Revue Défense Nationale 2022/5 (N° 850), p. 27 – 32). Nous nous limiterons donc à un bref commentaire rétrospectif, pour concentrer notre propos sur l’avenir.

Il faut dire que l’orientation future est incertaine. Tout d’abord, quelle sera le rôle de la Suède au sein de l’Alliance ? Ensuite, de quelles forces s’agit-il et pour quoi faire ? Jusqu’à maintenant, les forces armées suédoises n’ont eu qu’à défendre leur propre territoire, et à participer à des opérations internationales dites de la paix. Désormais, il doit être question pour elles de défendre l’Alliance.

Par ailleurs, la Turquie s’oppose à l’entrée de la Suède dans l’OTAN. On espère cependant qu’il sera possible de surmonter cette opposition. Cela va probablement prendre du temps, mais la transformation d’un pays qui jouait « cavalier seul » dans le domaine de la Défense, pour devenir membre d’une alliance militaire aussi conséquente ne va pas se faire du jour au lendemain.

Un vide sécuritaire comblé

La région Nordique – Arctique – Baltique forme une espace stratégique à part entière. Cependant, jusqu’à présent la Finlande et la Suède ont laissé s’établir dans cette zone une sorte de vide sécuritaire par leur non-appartenance à l’OTAN.

La perspective de l’entrée de la Suède dans l’Alliance nous oblige à élargir notre champ de la réflexion ; il ne suffit plus de considérer la Suède et ses frontières – il nous faut prendre en compte toute la région. Dans la mesure où notre adhésion à l’OTAN signifie un changement géopolitique majeur pour la région, cela suppose aussi que l’OTAN étudie un nouveau concept stratégique.

Tout d’abord, notre région est caractérisée par deux forces opposées : la menace vient de l’Est, tandis que le soutien militaire vient de l’Ouest, via l’Atlantique et la mer du Nord. Deuxièmement, la Scandinavie est une péninsule qui s’avance dans l’Atlantique depuis le continent européen : c’est un espace maritime. Troisièmement, l’ensemble des régions nordiques et baltes – y compris la Russie – dépendent de la sécurité des transports maritimes à destination et en provenance de l’Atlantique. À cet égard, Göteborg est le plus grand port de la région nordique et joue donc un rôle stratégique essentiel.

Quatrièmement, toute la zone est interconnectée et dépendante du monde extérieur grâce aux câbles électriques et de transmissions de données qui reposent sur les fonds marins.

Cinquièmement, les pays nordiques sont politiquement et historiquement proches et ont une coopération militaire de plus en plus étroite. C’est particulièrement vrai pour la Suède et la Finlande. Ils auraient tous besoin de renforts en cas de conflit, ce qui est devenu un facteur important dans la politique de défense de chacun de ces pays.

Sur le plan géostratégique, la région peut être divisée en trois parties : la côte ouest de la Suède jusqu’à la mer de Norvège et la mer de Barents ; la mer Baltique, y compris la mer de Botnie et le golfe de Botnie, et enfin la longue frontière terrestre avec la Russie et le Belarus.

Les côtes d’Allemagne et de la Pologne appartient stratégiquement à cette région. 

Les îles Åland et Gotland revêtent une grande importance stratégique. Si la Russie réussissait à s’emparer de ces iles dans le cadre d’un coup de force stratégique, cela lui donnerait la possibilité de créer une zone A2/AD (déni d’accès et interdiction de zone) pour obtenir une liberté d’action dans les pays baltes. Gotland pourrait alors devenir une base avancée pour les forces navales et aériennes russes. À l’inverse, pour l’OTAN, Gotland peut devenir une base pour une zone A2/AD otanienne en mer Baltique.

L’artère vitale de l’Atlantique

Les détroits de la mer Baltique (Skagerrak, Kattegat, Belts et Sound) sont de la plus haute importance stratégique pour tous les États riverains de la mer Baltique. Si nous – les pays nordiques – voulons être en mesure de recevoir des renforts, nous devons absolument contrôler cette zone. Si, en revanche, la Russie réussit à prendre le contrôle des détroits, alors la région de la mer Baltique serait coupée de l’Atlantique ; les conséquences économiques pour les pays nordiques et tous les États riverains de la mer Baltique seraient très graves.

Göteborg n’est pas seulement le plus grand port de Suède, mais aussi le plus grand port de Norvège et du Danemark. Les renforts militaires dans la région nordique nécessitent un libre accès à ce port et à d’autres ports importants de la région. La guerre en Ukraine a confirmé qu’un soutien militaire extérieur exigerait beaucoup de transports de matériel.

La mer de Norvège et la mer de Barents revêtent une importance stratégique particulière pour deux raisons principales. Premièrement, ils bordent le « bastion » russe dans la mer de Barents – la mer de Kara. C’est là que se situe la capacité de deuxième frappe de la Russie, ses sous-marins nucléaires stratégiques. La protection de ce « bastion » est une priorité stratégique russe. Deuxièmement, les sous-marins d’attaque russes doivent passer par la mer de Norvège pour se rendre dans l’Atlantique, la mer du Nord, le Skagerrak et le Kattegat. La mer de Norvège constitue également le flanc maritime de la Calotte Nord. Une éventuelle offensive terrestre russe destinée à étendre la protection du « bastion », par exemple avec une défense aérienne basée au sol, serait grandement facilitée si la marine russe avait une liberté d’action dans la zone. Cette liberté d’action permettrait à la fois des débarquements tactiques et un soutien, notamment logistique, à la bataille terrestre depuis la mer.

La longue frontière terrestre

La troisième zone – la longue frontière terrestre – est certainement un objectif majeur pour les forces terrestres et aériennes. Mais elle impose aussi des exigences pour les forces navales importantes destinées à protéger leurs ravitaillements et leurs renforcements ! Le contrôle naval des zones maritimes actuelles offre une flexibilité stratégique qui serait très importante en cas de guerre.

La « Loi de programmation[1] » de 2020

La loi de programmation de 2015 avait entériné une lente montée en puissance, qui connut cependant une accélération avec la loi de 2020. Cette dernière prévoyait que les forces armées soient vraiment opérationnelles vers 2030. Un point de situation était prévu en 2023 pour analyser le développement et faire les corrections nécessaires.

Cependant, la guerre en Ukraine montra clairement qu’un plan de montée en puissance visant 2030 n’était pas suffisant. En conséquence, le CEMA suédois – le Commandant en Chef – reçut comme directive de présenter un nouveau plan prenant en compte une augmentation de budget de la défense jusqu’à atteindre 2% du PNB au plus tard en 2028 – les 2% étant la règle de l’OTAN.

Dans son rapport du 22 octobre, 2022, le Commandant en Chef écrit : « La mission principale des forces armées suédoises est de défendre la Suède contre les attaques armées. La situation très grave et imprévisible en matière de sécurité, ainsi que les tendances et les défis futurs identifiés […] constituent la base du conseil militaire du Commandant en Chef, pour une ambition renforcée dans le développement des capacités opérationnelles. La croissance des capacités déjà décidée doit être poursuivie et renforcée. Cela doit se faire dans le cadre d’une défense globale renforcée et d’une société résiliente. En outre, la croissance doit être coordonnée avec l’entrée de la Suède dans l’OTAN. » Le ministre de défense, M. Jonson, a souligné ce changement majeur de politique : « nous procéderons à la plus grande révision de notre défense totale depuis les années 50 ».

Les propositions concrètes comprennent le renforcement des unités mécanisées de l’armée de terre, des navires de surfaces avec une endurance en mer améliorée et un investissement dans le domaine de l’espace.

Une commission de défense va maintenant analyser les propositions du Commandant en Chef, son verdict est attendu pour 2024 et une nouvelle loi de programmation devrait voir le jour vers 2025. En même temps, les renforcements déjà décidés vont se poursuivre.

Cependant, le calendrier de ces actions pose un dilemme : la Suède peut-elle à ce stade établir une planification qui s’harmonise avec celle de l’OTAN ? Cela soulève la question d’une nouvelle stratégie au niveau de l’OTAN pour la région Nordique – Arctique – Baltique.

Le débat stratégique

Chaque année en début janvier, les autorités les plus concernées par la Défense se rassemblent dans le petit village de Sälen pour discuter de sécurité et de défense. Les relations de cet évènement donnent donc un bon aperçu du débat stratégique suédois. Cette année, le secrétaire général de l’OTAN, M. Stoltenberg, ainsi que le SACEUR, le général Cavolli (US Army), ont participé à la conférence. Voici quelques extraits des déclarations faites par des ministres responsables.

L’avenir de la sécurité européenne dépend de la guerre en Ukraine et par conséquent de savoir quand et comment elle se terminerait ? Le ministre de défense a bien exprimé le point de vue suédois : « nous devons soutenir l’Ukraine, afin qu’elle puisse s’imposer et retrouver sa pleine liberté et son intégrité territoriale […]. La plus grande menace pour l’Europe et la sécurité de la Suède serait une victoire russe en Ukraine. Cela entraînerait des conséquences géostratégiques, politiques, de sécurité et militaires catastrophiques. Cela ne doit pas et ne devrait pas se produire ».

Il est généralement considéré que la sécurité suédoise est désormais renforcée par sa demande d’adhésion à l’OTAN. Il semble maintenant impensable que la Suède puisse subir une attaque armée sans bénéficier des renforts des pays de l’OTAN. En outre la Suède a des accords de coopération militaire renforcée avec plusieurs pays comme la France et, plus récemment, les États-Unis.

D’autre part, l’adhésion de la Suède renforce aussi l’OTAN. La défense des pays baltes exige en effet un accès au territoire suédois – surtout par la mer et dans les airs. Quand la Suède sera membre de l’OTAN, il sera enfin possible de concrétiser des plans opérationnels.

On aurait pu croire, compte tenu du courant pacifiste traditionnel suédois, qu’il y aurait des difficultés avec la dissuasion nucléaire. En effet, certains voix politiques ont souhaité une adhésion avec des réserves concernant le déploiement d’armes nucléaires en Suède – une situation peu probable. Mais le gouvernement a décidé de demander l’adhésion sans réserve. En réalité, les concepts de dissuasion et d’emploi éventuel d’armes nucléaires sont peu compris en Suède : « moi je ne veux pas d’armes nucléaires à côté de la crèche de ma fille », écrit par exemple une femme dans une dépêche. 

Par ailleurs, il est évident que la position turque est préoccupante, notamment parce qu’il y a beaucoup de Kurdes en Suède et que M. Erdogan exige l’expulsion de plusieurs d’entre eux. Il ne devrait cependant pas y avoir de doute sur le fait que la question d’une expulsion relève de la justice et non pas de la politique ! La Suède ne peut pas, évidemment, expulser ses citoyens pour qu’ils soient emprisonnés et peut-être torturés en Turquie.

Cette inquiétude s’est renforcée récemment à cause de provocations antiturque et anti-islam de la part d’éléments opposés à l’OTAN au moins partiellement liés à la Russie. Le gouvernement suédois est aussi, avec justesse, sévèrement critiqué pour sa gestion de cette crise. Pour le moment, il semble qu’il n’y aura pas d’adhésion avant les élections turques au printemps.

La guerre en Ukraine a clairement montré l’importance d’une défense aérienne efficace. Le premier ministre, M. Kristersson, vient de déclarer : « La première [des actions concrètes] est que la Suède se joindra à l’initiative des 15 pays pour un système commun de défense antimissile […]. La Suède va contribuer avec de nouvelles capacités, avec notre force aérienne, notre défense aérienne et avec nos senseurs [aériens] comme Global Eye. Sur terre, en mer et dans les airs, nous avons une très bonne connaissance de la situation dans notre région. La seconde action est que la Suède a l’intention de contribuer, avec des avions de combat Gripen, à la mise en place d’un système d’alerte précoce […] par l’intermédiaire du programme Baltic Air de l’OTAN [].Nous sommes également prêts à contribuer à la police aérienne de l’OTAN dans la mer Noire et sur le territoire de l’Union européenne […]. Et le troisième point est […] qu’une attaque contre un membre est une attaque contre tous. Ou, dans un langage familier – une attaque contre tous pour un ».

Il souligne aussi que : « La Suède a la plus longue côte de la mer Baltique et dispose de ports importants sur la façade maritime occidentale. La Suède est le lien qui relie les pays orientaux de l’OTAN avec l’Atlantique. Pour la première fois en 500 ans, les pays nordiques ne feront plus qu’une géographie de la défense, font partie de la même alliance de défense et auront une profondeur stratégique pour les forces de combat interarmées ».

Le ministre de la défense civile, M. Bohlin, et des représentants de l’industrie ont aussi évoqué l’importance des communications aériennes et, surtout, maritimes.

M. Kristersson a encore déclaré que la Suède – comme la Norvège, le Danemark et un certain nombre d’autres pays de l’OTAN – est prête à fournir des unités de combat terrestre pour la défense des États baltes en particulier.

L’ancien ministre de la défense, M. Hultqvist, a souligné de son côté l’importance de l’armée de terre pour la défense du territoire national. Il faut, selon lui, continuer à renforcer la défense de l’ile Gotland avec de l’artillerie et de la défense anti-aérienne. Il est aussi nécessaire de créer une nouvelle unité terrestre à Kiruna en raison de la tension accrue dans l’Arctique, de la coopération frontalière avec la Finlande et la Norvège, des besoins de sécurité du chemin de fer minéralier, des importantes mines de fer et de la base spatiale d’Esrange. Il note qu’au sein de l’OTAN, il y a également un intérêt accru pour l’Arctique en tant que zone d’importance stratégique.

Une autre question essentielle pour l’avenir concerne la prochaine génération de systèmes aériens. La décision de développer une nouvelle génération d’avions de combat doit se prendre en 2030. Est-ce que la Suède serait en mesure de le faire elle-même ou faut-il une coopération internationale ? Avec le couple franco-allemand ? Ou encore la Grande Bretagne ? Quel partage éventuel entre des drones et des avions avec équipage ? Sur un plan plus général, quelles seront les conséquences de l’adhésion à l’OTAN pour la base industrielle et technologique de défense (BITD) suédoise ?

Des éléments d’une stratégie

La dissuasion constitue la stratégie première. Elle doit nous protéger contre une attaque d’une grande envergure. Cependant, les Russes pourraient essayer de contourner la dissuasion par une guerre hybride et une stratégie « d’artichaut » (selon Beaufre). Par ailleurs, il y a toujours la possibilité de ralentir le mécanisme de prise de décision de l’OTAN par des actions de propagande et de désinformation.

Le contrôle des communications maritimes depuis l’Atlantique jusqu’à la mer Baltique est vital pour l’apprivoisement des pays riverains de cette mer, ainsi que pour l’acheminent des renforts militaires. Les détroits marquent un centre de gravité stratégique de la région. Un autre est constitué par les voies maritimes de la mer de Norvège, où il s’agit d’empêcher les sous-marins russes de venir dans l’Atlantique. L’ile Gotland en constitue un troisième.  Il faut aussi enfermer la flotte russe dans ses bases de St Petersburg et de Kaliningrad.

La guerre en Ukraine a clairement montré l’importance d’une défense antiaérienne et anti-missile. Il faut donc que l’OTAN mette en œuvre une « bulle » de protection au-dessus de toute la région nordique.

Finalement, il est nécessaire d’avoir une présence de forces terrestres importantes le long des frontières finlandaises et baltiques. Une présence dans le nord autour du Calotte Nordique et de Kiruna (la ville suédoise la plus septentrionale) est aussi essentielle. La capacité de renforcer rapidement ces forces est un facteur de dissuasion conventionnelle majeur.

La maîtrise des domaines de l’espace et du cyber ainsi que du champ d’influence constituent d’autres facteurs essentiels.

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L’adhésion suédoise et finlandaise va poser beaucoup de défis pour la Suède et la Finlande, ainsi que pour les pays membres actuels de l’OTAN. En priorité, il faut repenser la carte stratégique de l’Europe du Nord. Pour les Finlandais et les Suédois le défi majeur est probablement de penser « Alliance » au lieu de « territoire national ».

À ce stade, le problème principal est évidemment la résistance turque contre l’adhésion suédoise. Un soutien actif de la part de l’OTAN et de ses membres est nécessaire. Cependant, l’hypothèse d’un échec ne peut pas être écartée. Il peut aussi y avoir un débat relatif au couple finnois-suédois. Si la Turquie freinait longtemps l’adhésion de la Suède, la Finlande pourrait-elle faire cavalier seul ? Pour le moment, cela n’est pas envisagé mais avec le temps ? Cependant, la défense otanienne de la Finlande sans la Suède serait singulièrement compliquée, qui poserait un problème stratégique d’envergure.


[1] Le terme suédois est « décision concernant la défense »

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